IX
Les mains toujours solidement accrochées à son volant, Bob Morane se secoua. Il était un peu groggy mais, à part cela, il avait l'impression de ne pas s'en être trop mal tiré.
— Rien de cassé, Bill ? interrogea-t-il anxieusement.
— Pour autant que je puisse m'en rendre compte, répondit avec flegme Ballantine, mes membres sont au complet. Seulement, je suis coincé dans cette maudite voiture comme un hareng fumé dans sa caque… Et vous, commandant, pas de mal ?
Un peu sonné peut-être, répondit Morane. Pour le reste, je crois être O.K.
Du côté de Bob, la portière n'était pas bloquée. Rapidement, il l'ouvrit et, d'un bond, il fut au-dehors. Juste à temps. Dans un crissement de pneus brutalement bloqués, la voiture d'Helbra et de son complice venait de s'arrêter à quelques mètres. Les deux Indiens en jaillirent et se ruèrent sur Morane, qui fit face. Le premier, l'ex-faux coolie fut sur lui mais, quand il frappa, Bob se déroba d'une classique esquive de boxe, pour contre-attaquer aussitôt. Touché au menton par un poing dur comme l'acier, le scélérat s'écroula.
Pourtant, Morane ne devait pas avoir le loisir de savourer ce rapide triomphe. Avec une frénésie sauvage, Helbra avait foncé, tête baissée, et il réussit à déséquilibrer le Français qui, pris à contre-pied, s'écroula. Dans sa chute, il heurta une grosse pierre, et il demeura sur le sol, à demi inconscient.
— Tenez bon, commandant !… J'arrive !…
C'était de Bill qu'émanait cet avertissement. D'un effort surhumain, le colosse avait réussi à démolir la portière qui le coinçait. Après avoir extrait péniblement son imposante masse des débris de la voiture, il s'élançait à la rescousse.
Sans s'occuper de Morane, qui gisait à terre et reprenait peu à peu ses sens, Helbra, une lueur mauvaise dans le regard, tira un couteau à cran d'arrêt de sa poche, en fit jaillir la lame d'une pression de pouce sur le ressort, pour attendre de pied ferme l'assaut du géant. Celui-ci avait été touché à la jambe lors de l'accident, et il boitait bas. Malgré cela, il demeurait un adversaire redoutable et Bob, qui avait maintenant repris toute sa conscience, comprit que Helbra aurait bien du mal à résister à l'assaut du géant.
Pourtant, le misérable était, lui aussi, rompu à toutes les finesses du combat corps à corps car, d'un pas de côté, il évita le poing que Bill, avec la puissance d'un marteau-pilon, lui décochait au visage et, d'un croc-en-jambe, il réussit à renverser le géant handicapé par sa jambe contuse. Poussant une exclamation de triomphe, Helbra se jeta, le poignard levé, sur son adversaire. Mais il avait eu tort de ne pas surveiller Morane qui, ayant finalement récupéré, se redressa soudain pour, se jetant sur l'Indien, le frapper du poing gauche sur le côté de la mâchoire. Le coup n'avait pas été porté avec toute la précision désirable, mais il étourdit néanmoins Helbra et Bill, profitant du répit, emprisonna le poignet du scélérat dans sa main puissante et le tordit. Poussant un cri de douleur, Helbra lâcha son poignard.
Ainsi désarmé, l'Indien ne pouvait espérer résister plus à Ballantine qu'une chèvre aux prises avec un grizzly. Cependant, ce bref affrontement ne devait pas avoir le dénouement qu'escomptaient les deux amis, car le complice de Helbra, qu'ils avaient eu tort eux aussi de ne pas surveiller, s'était relevé soudain, braquant un revolver et hurlant :
— Demeurez tranquilles, vous deux, ou je tire !…
Le ton résolu sur lequel cette menace avait été lancée ne laissait aucun doute aux intentions du bandit, bien décidé, selon toute évidence, à faire feu sans hésiter.
Tandis que son complice tenait les deux amis en respect, Helbra se relevait vivement et courait à la voiture accidentée. Sous le choc, quand l'auto avait versé dans le fossé, la serviette de Bill s'était ouverte et les écrins qu'elle contenait s'étaient éparpillés sur le plancher. Helbra en saisit un, l'ouvrit et laissa échapper un hurlement de rage en découvrant qu'il était vide. Fébrilement, il en ouvrit un second, puis un autre, puis encore un autre. Il dut alors se rendre à l'évidence : tous les écrins étaient vides ! Les bijoux s'étaient envolés.
Livide de colère, Helbra revint vivement vers le petit groupe composé de son complice, de Bob Morane et de Bill Ballantine, et il lança à l'adresse des deux Européens :
— Ainsi, il s'agissait d'une mise en scène… C'est Miss Clark qui a les bijoux, n'est-ce pas ?
Une lueur d'ironie dans ses yeux gris d'acier, Bob déclara :
— Vraiment, on ne peut rien vous cacher… Vous avez donné dans le piège avec un enthousiasme qui nous étonne encore, mon ami et moi… Les bijoux sont entre les mains de Miss Clark, évidemment, et ils ne vont pas tarder à s'envoler pour Londres… Alors, adieu veaux, vaches, cochons, couvées pour les Frères de Vichnou…
Helbra serra les poings et gronda avec colère :
— Il faut absolument rejoindre Miss Clark au plus vite !… Ab-so-lu-ment !
Ce ne sera pas facile, objecta Morane sans abandonner son ton ironique.
— Vous croyez ? interrogea Helbra.
— J'en suis sûr même… Dans une demi-heure, Miss Clark sera à bord de l'avion pour l'Europe, et je ne pense pas qu'il vous reste le temps matériel de la rejoindre avant le départ, qui doit avoir lieu à 16 h 10.
Helbra consulta sa montre. Elle marquait 15 h 45. Il lui restait donc vingt-cinq minutes pour atteindre Miss Clark et les bijoux en même temps.
L'Indien était un bandit sans scrupules, mais il ne manquait pourtant ni de bon sens ni d'esprit de décision. Se tournant vers son complice, dont le revolver était toujours braqué sur les deux amis, il lança rapidement :
— Continue à les surveiller, Turi… À la moindre tentative de fuite, tire sans hésiter. Tu n'ignores certainement pas que les meilleurs ennemis sont les ennemis morts… De mon côté, je vais tenter d'atteindre l'Anglaise avant qu'elle quitte Calcutta.
— Cela vous prendra un certain temps, mon gros lapin, ironisa Ballantine. Nous vous avons menés assez loin pour ça.
— Si vous me croyez assez naïf pour tenter de rejoindre Miss Clark avant que l'avion ait décollé, c'est que vous me connaissez bien mal, repartit Helbra d'une voix sarcastique.
Il s'interrompit et lança d'une voix dure, à ses prisonniers :
— Allons, retournez-vous et mettez les mains derrière le dos. Avant de vous quitter, je vais vous attacher, par simple précaution.
Quand Bob Morane et Bill eurent les mains liées, Helbra s'éloigna à grands pas, sauta dans sa voiture et démarra dans un nuage de poussière. Il roula à tombeau ouvert jusqu'à ce que, sur la route nationale, il eût repéré un établissement, mi-bazar, mi-station-service, où il était sûr de trouver un téléphone. Il s'arrêta devant une pompe vétuste et, après avoir demandé au préposé de faire le plein, il expliqua :
— Des amis ont eu un accident d'auto non loin d'ici, et je dois alerter aussitôt Calcutta pour que l'on vienne les dépanner. L'un d'eux est blessé également, et il faut des soins… Puis-je me servir de votre téléphone ?
— Bien entendu, lui fut-il répondu. Passez donc dans mon bureau.
Sans se faire prier davantage, Helbra pénétra dans la pièce, feuilleta rapidement l'annuaire et, quand il eut trouvé le numéro qu'il cherchait, il demanda l'aérodrome. Quand il eut obtenu la communication, une voix féminine déclara :
— Ici l'aéroport de Dum Dum… À votre service…
— Je voudrais contacter immédiatement Miss Sandrah Clark, expliqua Helbra. Elle doit décoller avec l'avion qui part pour Londres à 16 h 10. Voulez-vous lui demander immédiatement par haut-parleur de venir prendre une communication téléphonique ?
— Il est près de 16 heures… Je crains qu'il ne soit trop tard.
— C'est très important, jeta Helbra d'une voix dont l'angoisse n'était qu'à moitié feinte. Une question de vie ou de mort… J'aimerais que vous fassiez l'impossible.
Après un silence qui, pour Helbra, parut durer une éternité, la correspondante daigna répondre :
— Je vais essayer d'atteindre Miss Clark, mais je ne vous promets rien… De la part de qui ?
Cette question ne prit pas Helbra au dépourvu. Il répliqua aussitôt :
— Vous lui direz que c'est de la part de Bob. Bob Morane.
*
Tenant à la main la sacoche contenant les bijoux du Maharajah, Miss Clark considérait rêveusement le gigantesque avion, brillant comme de l'argent, qui devait la ramener à Londres. Un à un, les voyageurs grimpaient l'escalier mobile et s'engouffraient dans les flancs de l'appareil, dont les réacteurs ronflaient déjà au ralenti.
À quelques minutes du départ, la jeune fille se rendait compte avec nostalgie qu'elle laissait derrière elle un ami cher en la personne de Morane, dont la désinvolture, le désintéressement et le total mépris du danger l'avaient profondément touchée. En plus, il y avait l'incertitude en ce qui concernait le sort du Français et de son ami. Avaient-ils réussi à échapper à leurs poursuivants ou, au contraire…
Soudain, Sandrah sursauta. Un haut-parleur hurlait, derrière elle :
— Miss Sandrah Clark, passagère du Boeing C 82, à destination de Londres, est demandée d'urgence à la centrale téléphonique, de la part de M. Morane. Il s'agit d'un message urgent.
La grosse horloge électrique de la tour de contrôle indiquait 16 h 04, et Sandrah comprit que, si elle répondait à l'appel venant d'être lancé, elle manquerait le départ. Pourtant, si Bob se manifestait ainsi, c'était assurément pour une raison grave. Sans hésiter, elle tourna le dos à l'avion et, à pas rapides, gagna la centrale téléphonique, où la standardiste lui désigna une cabine. La jeune fille y pénétra, le cœur battant, décrocha le combiné et fit d'une voix rapide :
— Allô, Bob ?… Ici Sandrah… Que se passe-t-il ?
Ce fut la voix mielleuse de Helbra qui répondit :
— Bonjour, Miss Clark… Ce n'est pas M. Morane qui vous parle, et cela pour la bonne raison qu'il se trouve pour le moment entre les mains des Frères de Vichnou, tout comme son ami le faux Indien.
— Entre les mains des Frères de Vichnou ? balbutia Sandrah, stupéfaite.
Mais son correspondant poursuivait :
— Je me nomme Helbra, et nous avons déjà eu l'occasion de nous rencontrer à l'hôtel Impérial… Ainsi, vous pensiez vous jouer de nous en nous faisant courir après vos deux amis pendant que, tranquillement, vous preniez l'avion pour Londres ?… Mes compliments… C'était bien machiné, et vous avez presque failli réussir.
— Presque ? fit la jeune fille narquoisement. Dites que j'ai tout à fait réussi.
— Cela pourrait être vrai, dans un sens, admit Helbra. Vos amis nous ont menés voir du pays, et je me trouve au moins à trente milles de l'aéroport, dans l'impossibilité totale de vous joindre physiquement avant le départ de votre avion.
— Dans ce cas, dit Miss Clark, je ne vois pas très bien ce que nous pourrions encore avoir à nous dire.
Elle allait raccrocher, quand Helbra jeta, d'une voix hâtive :
— Un instant !… Vous oubliez que M. Morane et son compagnon sont entre nos mains !
— Il ne leur est rien arrivé de mal, au moins ? demanda Sandrah, incapable de dissimuler sa soudaine inquiétude.
— Pas encore… Leur voiture a capoté, mais ils sont sains et saufs… Je les ai laissés sous bonne garde…
— Et qu'allez-vous faire d'eux ?
La voix du scélérat se fit inflexible.
— Cela dépend de vous et non de moi, miss. Si vous estimez que les joyaux valent plus que la vie de deux hommes, prenez votre avion. Il doit en être temps encore.
— Vous voulez dire que, si je pars, vous mettrez Bob et son ami à mort, froidement ?
— Assurément, et dans des tortures raffinées encore. Vous avez le choix, Miss Clark : ou vous nous apportez les joyaux – et en particulier le Soleil de Vichnou – ou vos amis passeront de bien mauvais moments… avant d'aller rejoindre leurs ancêtres.
— Mais c'est monstrueux ! s'exclama la jeune Anglaise.
— Monstrueux ou non, dit Helbra d'un ton implacable, il en sera ainsi… C'est à prendre ou à laisser.
— Vous oubliez que ces joyaux ne m'appartiennent pas ! cria Sandrah avec désespoir…
— Tant mieux, répliqua Helbra de la même voix dure. Le sacrifice vous en sera moins pénible.
— Et puis, nous, nous avons une raison majeure pour vouloir posséder ces bijoux, et nous ne reculerons devant rien pour les obtenir.
— Si je vous cède les joyaux, s'inquiéta la jeune fille, relâcherez-vous M. Morane et son ami ?
— Vous avez ma parole, assura gravement Helbra.
— Qui me dit que vous tiendrez votre promesse ?
— Il n'y a aucun doute à avoir à ce sujet, répondit l'Indien d'une voix rassurante. Quel intérêt aurions-nous à supprimer vos amis dès l'instant où le Soleil de Vichnou et les autres joyaux seront entre nos mains ?
— Si seulement je pouvais être sûre de ce que vous dites…
Mais, sentant que la résistance de Miss Clark faiblissait, Helbra jouait son va-tout et ordonnait :
— Vous allez prendre une voiture et emprunter, seule, la grand-route qui mène à Dacca. Nous vous attendrons à l'embranchement de cette route avec celle menant à un village nommé Jipour. L'aéroport est surveillé par mes hommes et vos moindres faits et gestes seront épiés. Si vous n'êtes pas au rendez-vous dans deux heures, ou si vous alertez la police, vos amis seront torturés, puis exécutés sans pitié.
Et, certain d'avoir gagné la partie, le misérable raccrocha brutalement.